Argumentaire

Positionnement scientifique

Parler d’institutionalisation des recherches et sciences participatives conjugue la rencontre de deux orientations de recherche en sciences sociales qui ont déjà leur propre histoire intellectuelle : celle qui porte sur les processus de changement des institutions que l’on appelle institutionalisation ; et celle qui porte sur ce que nous appelons les recherches participatives , c’est-à-dire la participation aux processus de production de connaissances scientifiques de personnes agissant en tant que citoyens , riverains , autochtones , malades , amateurs et bien d’autres qualités. Cette participation concerne aussi bien la conception et la conduite d’une recherche particulière, à la production de données, la fabrication des objets intermédiaires du travail scientifique, que l’engagement dans les instances de constructions des politiques publiques de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.

Ces pratiques se sont développées au sein de différentes cultures épistémiques et mouvements sociaux. Nous pensons à la tradition de l’amateurat en écologie (Charvolin, 2007), au mouvement de la recherche-action participative (Hall, 2005), aux mobilisations collectives de malades dans le champ des sciences biomédicales (Barbot, 2002; Brown 2007; Akrich et al., 2010), aux mouvements pour la reconnaissance des droits des populations autochtones (Roue, 2012), des semences paysannes ( Demeulenaere et al., 2017) ou des FabLab pour ce qui est des mondes du DIY ( Lhoste et Barbier, 2016). L’ouverture des processus de recherche aux publics est justifiée par la nécessité de produire des connaissances pertinentes du point de vue des problèmes qu’éprouvent les acteurs ou au nom de principes de justice, de la même manière que l’ont été les dispositifs de démocratie participative (GIS Démocratie).

La multiplication des rapports (GEWISS, 2016; Houllier, 2016; Storup, 2013; Socientize, 2014), l’existence de programmes de financement spécifique (PICRI, REPERE, millions d’observateurs , Chercheurs citoyens en Nord-Pas de Calais, ARUC au Canada), la mise en place de cellules ou groupes de travail au sein des organismes de recherche, l’apparition de patients experts, les réflexions sur le statut du tiers veilleur ainsi que la structuration d’un “tiers secteur de la recherche” (Alliss, 2017) sont autant d’indices invitant à penser que les recherches participatifs sont entrées dans un processus d’institutionalisation au cours de cette décennie. Cette dernière notion évoque l’idée de changements significatifs, de tournants concernant la carrière d’une cause, d’un problème, d’une pratique. De marginales ou déviantes , les recherches participatives deviendraient un mode légitime de production des connaissances scientifiques voire un nouvel impératif.

Toutefois l’impression d’évidence s’estompe dès lors que l’on cherche à spécifier les phénomènes que le terme institutionalisation subsume. Quand et comment commence un tel processus ? A-t-il une fin ? De quels changements parle-t-on ? Existe-t-il une seule forme d’institutionalisation ? Est-elle nécessairement liée à une action de l’État, comme les différents exemples que nous avons donnés le laissent penser ? Ce sont autant de questions qui méritent d’être examinées. La complexité est renforcée par le fait que les recherches participatives sont plurielles, concernent des moments différents de la production des connaissances et que leur institutionalisation prend effet dans des sphères différentes.

Il sera nécessaire de reprendre l’abondante littérature pour comprendre les formes de cette institutionalisation, quels sont ses effets sur les acteurs, leurs pratiques, la nature des connaissances produites et saisir en retour les éventuels déplacements que le cas des recherches participatives opère. En l’occurrence il apparaît que la notion d’institutionalisation est attachée à trois problématiques (Ben-David, 1971) : (1) la légitimation d’une pratique, d’une cause, d’un acteur, etc. ; (2) la structuration d’un champ autonome à travers l’émergence de segments professionnels (Bucher et Strauss, 1961) ou d’un système de règles spécifiques (Galor, 2017) ; (3) l’intégration de ce nouveau cadre au sein des institutions déjà existantes (DiMaggio et Powel, 1997).

Analyser l’institutionalisation des recherches participatives consiste, dans ce cadre, à étudier les processus à travers lesquels:

  • les recherches participatives deviennent une modalité légitime de production des connaissances. En explorant les liens avec le mouvement du tiers-secteur de la recherche TSR, la démocratie participative ou l’agroécologie, les journées d’étude viseront à identifier les dynamiques sociales contribuant à imposer les recherches participatives, et les valeurs qu’elles portent, comme une nouvelle norme du travail scientifique.

  • Les recherches participatives forment un domaine d’expertise avec ses propres règles et arènes. Cette dynamique d’autonomisation est illustrée par la proposition de Pierre-Benoit Joly (Joly, à paraitre) de créer un secteur des recherches participatives au même titre que la recherche normale et de la recherche industrielle . En fait, la question est de savoir si les processus de segmentation observables au sein de différents champs scientifiques convergent pour former un espace de définition duquel émerge une identité commune. Il s’agira également d’analyser les jeux d’acteurs impliqués dans la normalisation des recherches participatives, ses enjeux, ainsi que les formes qu’elle prend. Quel est le rôle des acteurs du TSR ? Qui est absent du processus ? Où se situent les résistances ? Dans quelle mesure l’édition de règles, au travers de guides, de chartes, de lois vient entériner des normes de fait .

  • Les recherches participatives transforment et sont transformées par leur environnement institutionnel . Ce problème se pose d’autant plus que les recherches participatives sont porteuses d’une critique — radicales ou réformatrices — à l’encontre du fonctionnement de la science normale . À moins que l’isomorphisme institutionnel (DiMaggio et Powel, 1983) profite d’abord aux institutions existantes, parler d’institutionalisation suppose donc que des changements ont lieu au sein des institutions chargées de produire des connaissances.
    Si nous pensons à des changements structurels (mode de financements, évaluation, acteurs de la programmation de la recherche ), il s’agit également d’être attentifs aux effets de cette institutionalisation sur le plan épistémique. D’où l’intérêt d’aborder la question des interactions entre recherches participatives et agroécologie. Alors que la reconnaissance des savoirs paysans en constitue une dimension centrale, on cherchera à déterminer si l’institutionalisation de l’agroécologie favorise l’expérimentation de démarches participatives permettant de faire dialoguer ces savoirs avec les connaissances scientifiques, ainsi que la prise en compte de nouvelles formes de savoirs dans les travaux d’expertise par exemple.

En reprenant ces trois problématiques, les deux journées d’étude ont alors une double ambition. La première est factuelle . Elle concerne l’analyse des mécanismes d’institutionalisation des recherches participatives. La seconde est théorique . Les éléments factuels tirés des analyses permettront de discuter différents aspects de la notion d’institutionalisation elle-même. Parce que la question de l’institutionalisation des recherches participatives est aussi un objet politique travaillé par des organisations de mouvements sociaux (Alliss, Sciences Citoyennes), il nous semble nécessaire que ces deux journées d’étude s’appuient autant sur les expertises des représentants du tiers secteur de la Recherche (TSR) que sur les expériences de chercheurs issus de cultures épistémiques différentes.

Enfin, la journée consacrée au cas de l’agroécologie s’explique tout d’abord par la volonté de bénéficier des recherches menées dans le cadre du projet ANR institutionalisations des agroécologies qui arrive à son terme et dans lequel a été spécifiquement traité la question des effets de cette institutionalisation sur la recomposition des savoirs. Cela permettra de saisir plus finement les liens entre les dimensions organisationnelles et épistémiques des dynamiques d’institutionalisation. Ce focus se veut aussi un essai pour mesurer l’intérêt de poursuivre, ou pas, la réflexion sur d’autres thématiques.

Insertion dans les travaux de l’IFRIS

Cette journée d’étude thématique s’inscrit dans le prolongement des débats dont l’IFRIS est partie prenante concernant les recherches participatives. À titre d’exemple, on peut citer le séminaire international sur la 3e mission de l’enseignement supérieur et de la recherche (Strasbourg 2017, Dakar 2018), les journées de février 2019 (pour le titre, voir le wiki https://fr.wikiversity.org/wiki/Recherche:OpenLabs).

Dialogue avec le GIS Démocratie et Participation

Au cours de la préparation des journées d’étude, Jean-Michel Fourniau, directeur du GIS “Démocratie et Participation”, a proposé de croiser nos interrogations et celles soulevées par le programme Cit’in sur les expérimentations démocratiques pour la transition écologique dans lesquelles les recherches participatives sont apparues comme étant une dimension transversale des différents projets. Il nous a alors semblé que c’était une opportunité d’initier un dialogue entre les champs de la recherches participatives et de la démocratie participative, lesquelles tendent à évoluer parallèlement. Nos calendriers n’ayant pas permis de construire un événement commun, cette réflexion commune prendra pour l’instant la forme d’interventions croisées lors de ces deux journées d’étude et des séminaires du programme Cit’in.

Bibliographie

2010, Sur la piste environnementale. Menaces sanitaires et mobilisations profanes, Paris, Presses des Mines.

2002, Les Malades en mouvements, Balland.

1971, « The institutionnalization of science in seventeenth century », in The scientist’s role in society. A comparative study, Prentice-Hall, p.75.

2007, Toxic Exposures. Contested Illnesses and the Environmental Health Movement, Columbia University Press.

1961, « Professions in Process », American Journal of Sociology, p.325–334.

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2007, Des sciences citoyennes? la question de l’amateur dans les sciences naturalistes, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube.

2017, « La sélection participative à l’épreuve du changement d’échelle. À propos d’une collaboration entre paysans sélectionneurs et généticiens de terrain », Natures Sciences Sociétés, p.336–346.

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1983, « The Iron Cage Revisited: Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields », American Sociological Review, p.147.

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2016, Les sciences participatives en France. Etat des lieux, bonnes pratiques et recommandations, Mission sciences participatives.

2012, « Histoire et épistémologie des savoirs locaux et autochtones », Revue d’ethnoécologie.

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2014, « White Paper on Citizen Science For Europe », European Commission’s Digital Science Unit.

2013, La recherche participative comme mode de production des savoirs. Un état des lieux des pratiques en France, Sciences Citoyennes.

2016, Concepts fondamentaux de sociologie, Gallimard.

Élise Demeulenaere
Chargée de recherche

Formée en anthropologie sociale, en écologie et aux science studies, Élise Demeulenaere inscrit ses recherches en anthropologie de l’environnement.